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Ils se retrouvèrent chez Cole pour étudier les papiers. Rina les reconnut sur-le-champ.
— Les stations-service, dit-elle.
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? lâcha Stone.
Cole confirma qu’ils avaient sous les yeux des extraits de comptes des stations All-American Best Price Gas, Down Home Petroleum, et Super Star Service.
— La Super Star Service est juste en bas d’ici, à Hollywood. C’est une de ces stations indépendantes.
Rina hocha la tête.
— Vous voyez ? Il gagne beaucoup d’argent avec ça. Énormément. Peut-être encore plus qu’avec tout le reste.
— Tu parles, dit Stone. Comment est-ce qu’on peut s’enrichir en vendant de l’essence ?
— Vous êtes un imbécile. Il ne s’enrichit pas en vendant de l’essence. Il vole les informations des cartes de crédit.
— On appelle ça le skimming, dit Cole. Darko fait du piratage de données bancaires.
Il expliqua la combine. Les hommes de Darko branchaient un petit mouchard électronique sur le lecteur de cartes de la pompe, ainsi qu’un faux clavier fixé sur le vrai. Ce système leur permettait d’enregistrer les codes secrets et toutes les données des cartes bancaires dont les clients se servaient pour payer leur plein. Les escrocs de Darko exploitaient ensuite ces informations pour fabriquer de nouvelles cartes, avec lesquelles ils vidaient les comptes de leurs victimes ou y prélevaient de fortes sommes avant que celles-ci fassent opposition.
— Chaque mouchard peut rapporter entre cent mille et cent cinquante mille dollars par mois, en achats ou en cash. Un nombre à multiplier par le nombre de mouchards installés dans ces trois stations.
Jon Stone émit un petit sifflement et éclata de rire.
— Voilà qui commence à ressembler à ce que j’appelle du vrai pognon.
Et il ajouta, fronçant les sourcils :
— Attendez un peu. Qu’est-ce qu’on va pouvoir voler dans ces stations s’il n’y a pas de cash ?
— Ses machines, dit Pike.
Cole acquiesça.
— On les retire des pompes. Si on dégomme ses mouchards et ses claviers, il perdra plus de fric que ses prostituées ne lui en rapportent.
— Foutre ces saloperies en l’air, dit Stone. Voilà qui est parlé, les gars. Allons-y.
Pike le retint.
— Demain. Il vaut mieux y aller petit à petit et lui laisser le temps d’entendre parler de ce qui s’est passé aujourd’hui, de se mettre en colère. On va lui détruire ses pions un par un, tout au long de la journée.
— Et tôt ou tard, le service d’ordre rappliquera.
— C’est l’idée.
On appelait cela appâter l’ennemi – Pike allait planifier ses actions de manière à créer une attente, ce qui obligerait ledit ennemi à réagir.
Pike ramena ensuite Rina à la planque. Ils effectuèrent l’essentiel du trajet en silence, chacun de son côté de la Jeep. Sur Sunset, des ados faisaient la queue devant le Roxy, mais Rina ne tourna pas la tête. Elle regardait droit devant elle, pensive.
Le 4 x 4 de Yanni était toujours garé le long du trottoir quand ils arrivèrent devant la maison.
— Vous ne viendrez pas demain, dit Pike. Ce n’est pas la peine. Je vous dirai ce qui s’est passé après.
Il s’attendait à des objections, mais elle n’en émit aucune. Elle resta un moment à le dévisager et n’ébaucha aucun geste pour ouvrir la portière.
— Vous faites beaucoup pour nous. Je vous remercie.
— Je ne fais pas ça que pour vous. Je le fais aussi pour Frank et pour moi.
— Oui, je sais.
Elle s’humecta les lèvres. Elle se mit à contempler le bout de la rue, dans le noir. Deux personnes marchaient sur le trottoir défoncé, faisant une petite promenade avant de se mettre au lit.
— Vous devriez y aller, dit Pike.
— Venez avec moi. J’aimerais bien.
— Non.
— Yanni s’en ira. Je lui dirai. Il s’en fiche.
— Non.
La douleur envahit les yeux de Rina.
— Vous ne voulez pas coucher avec une pute.
— Allez-y, Rina.
Elle l’observa encore un moment puis se pencha pardessus la console centrale et lui déposa un baiser sur la joue. Un baiser bref, et elle s’en fut.
Pike ne rentra pas chez lui. Il longea tout le Strip à faible allure, monta vers Hollywood par Fairfax, puis roula encore jusqu’aux rues résidentielles qui irriguaient la base du canyon.
Le parc était fermé la nuit, mais Pike laissa sa Jeep et poursuivit son ascension à pied dans une rue silencieuse. L’air embaumé au jasmin était froid et le devint plus encore lorsqu’il contourna le portail et s’enfonça dans le parc.
Le canyon était à lui. Rien ni personne ne bougeait.
Pike partit à l’assaut d’un chemin coupe-feu abrupt, s’éleva au-dessus de la ville, d’abord en marchant tranquillement, puis plus vite, puis en courant à petites foulées. Des flaques d’ombre emplissaient les ravins. Ces ombres l’enveloppèrent peu à peu, mais Pike ne ralentit pas. Il sentait plus qu’il ne voyait la paroi friable au-dessus de lui, les buissons et les arbres rabougris qui l’entouraient, et la pente qui dévalait dans son dos, mais il savait que les broussailles invisibles grouillaient de vie et de mouvement.
Des coyotes hurlaient sur les sommets, et des yeux l’observaient, qui clignaient, s’évanouissaient et réapparaissaient, courant à son rythme dans les fourrés.
Pike poursuivit sa course sur le chemin serpentant tout au bord du ravin jusqu’à l’extrémité de la crête, là où les lumières de la ville se déployaient devant lui. Il tendit l’oreille et savoura l’air vif. Il sentit l’odeur de la terre nue, du jasmin et de la sauge, mais le puissant arôme d’abricot continuait de tout dominer, sucré dans la nuit froide.
Il perçut un infime mouvement et vit deux yeux d’un rouge incandescent en suspens au-dessus du sol, aux aguets. Une seconde paire d’yeux se joignit à la première. Pike les ignora.
Le canyon était à lui. Il ne rentra à la maison qu’après le lever du soleil et, même alors, il ne dormit pas.